mardi 6 novembre 2007

Quand l'enfance revient

A l’issue de plusieurs heures de dur labeur, la mère sous oxygène finit enfin par expulser l’enfant avec l’aide du bon docteur de service qui joua habilement des forceps, à moins que ce ne soit de la ventouse, pour hâter les événements et extraire la rétive qu’elle semblait être déjà, de la matrice originelle. Cette scène capitale des origines eut lieu aux alentours de vingt-deux heures un jour de février dans les toutes premières années de la guerre froide.
Après cette nuit éprouvante au cours de laquelle la mère horrifiée décida de ne plus enfanter, l’enfant profita sans vergogne, gavée au lait Guigoz, lavée dans un tub en zinc, saupoudrée au talc La Doucine et promenée dans un landau bleu marine et blanc à ressorts, s’il vous plaît, du plus grand chic.

Mais vint le jour où l’enfant éprouva sa bipédie dans les jardins à l’anglaise de la ville. Mal lui en prit, car ses jambes rebelles la portèrent certes mais comme celles d’une naine encombrée par son corps maladroit. Ses jambes torses laissaient dubitatifs ses plus fervents admirateurs, ceux qui ne tarissaient pas d’éloges sur ses progrès ambulatoires et linguistiques.
En désespoir de cause, les parents plus inquiets que charmés consultèrent « un grand spécialiste » qui, le cas – en l’occurrence la narratrice – examiné, n’y alla pas par quatre chemins et préconisa l’usage de la scie, du bistouri et des attelles. Scier, remettre bout à bout, compresser fortement pour obtenir des jambes droites comme des i.

Les parents terrorisés par tant de barbarie chirurgicale décidèrent en dernier recours de s’en remettre à leur médecin généraliste – dit : « de famille » – qui recommanda des bains quotidiens d’eau salée pour les jambes courbes de la fillette.
C’est ainsi qu’elle fut sauvée de l’infirmité probable et que tout le monde voulut croire au miracle de l’eau salée. Personne ne sut jamais qui fut vraiment le thaumaturge dans cette histoire, mais depuis lors, ses jambes ne firent jamais se retourner le moindre quidam.

A la suite de cet épisode traumatique, les parents eurent besoin d’air et d’espace et décidèrent donc après force réflexion de délaisser la ville qui les avait vus naître et grandir pour ce qui était alors la campagne. Une contrée de chemins de terre et de fossés profonds. Un territoire de prés, de vergers, de fleurs échevelées et de ruisselets. Un pays de moutons, de chèvres, d’ânes et de mulets. Un village, aux portes de la ville, où le laitier passait en carriole à cheval.

C’est ainsi qu’elle se retrouva à la tête d’un capital d’air et de nature sans pareil. C’est là qu’elle quitta le pot pour les toilettes, là qu’elle s’entraîna à monter et à descendre des escaliers, là qu’elle donna ses premiers tours de pédales en danseuse sur un vélo d’adulte avant d’en avoir un à sa taille, là qu’elle se balança passionnément sous le portique noir, là qu’elle grimpa aux arbres et construisit des cabanes, là qu’elle joua aux cow-boys et aux indiens, là qu’elle inventa des histoires extraordinaires, là qu’elle fit nombre de ses expériences et de ses découvertes, là que se créèrent et s’abolirent ses points d’ancrage, de repère et de rupture, là enfin qu’elle maîtrisa la lecture, l’écriture et le calcul.

Un endroit – aujourd’hui défunt – pour rebondir et mieux (re)partir.
Juillet 2006

Photo de mhaleph

Des heures et des jours

« A chaque jour suffit sa peine. »Je ne sais vraiment pas qui a prononcé cette sentence, cette phrase au goût amer, mais, sans en avoir un souvenir précis, je l’ai assez souvent entendue dans des circonstances troubles. Des circonstances où l’on tentait de masquer une certaine détresse, à demi feinte ou endormie me semble-t-il. Mais je me trompe peut-être car cela reste très lointain. A cette idée d’éloignement vient s’adjoindre celle de morale empoussiérée et désuète. Un de ces piliers de l’éducation fondée sur le respect inébranlable des conventions les plus absurdes et des douleurs, même très anciennes, soigneusement entretenues pour justifier les airs de circonstance. Douleurs dans lesquelles se complaisaient sans cesse les pleureuses professionnelles qui devaient se répandre en lamentations modulées pour être crédibles.

01 Juillet 05

Garde-robe
Aujourd’hui, j’ai fait dans le frivole – une fois n’est pas coutume – en me consacrant à ma garde-robe à laquelle j’ai imprimée une nouvelle direction plus en adéquation avec ma perception des volumes dans l’espace. Ce mot de garde-robe appliqué à un Grand du royaume ou à un Roi m’amusait beaucoup autrefois, car je me posais mille questions sur le contenu des malles de ces Seigneurs… « En histoire on ne nous dit pas tout. Pourquoi ne parle-t-on pas d’armoire ou de placard ? Il y a quelque chose là derrière. » Et c’est ainsi que j’en venais à extrapoler confusément sur les atouts du pouvoir…

02 Juillet 05


Voyage à rebours
Un voyage à rebours est un voyage sensé nous ramener en arrière dans le temps. Pourtant, lorsque je reviens sur les lieux de mon enfance, je n’éprouve absolument pas ce sentiment, mais plutôt une écrasante déconvenue à constater la progressive dégradation de cet espace où j’ai vécu mes premières années dans une insouciance absolue. Marchant à pas lents dans le jardin abandonné, je n’arrêtais pas de me dire : « Souviens-toi, souviens-toi du temps où ce bout de terre représentait tous les mystères, rassemblait toutes les énigmes et tous les intérêts, vivait nourri de ta propre histoire, se nourrissait de ton imagination fantaisiste et délirante, celle qui propre à l’enfance construit et déconstruit sans cesse mille et un univers s’annulant ou se complétant les uns les autres.» Je me rappelais sans peine la fillette vive que j’avais été. J’avançais dans l’herbe sèche et elle se perdait à présent dans le crissement de mes pas, le souffle rauque du vent et le chant des oiseaux. Elle était là, partout et nulle part, sans que je puisse la rattraper.

03 Juillet 05

Un jour endolori
Un jour endolori, c’est un jour où le corps ne répond plus et où la tête tourne en boucle sur deux ou trois choses obsessionnelles. C’est un jour où l’on vit enfermé derrière des volets clos, où l’on regarde, l’air absent, tomber la pluie derrière la vitre, où l’on est attiré par le soleil après l’orage sans pouvoir franchir le seuil et rejoindre la vie foisonnante. C’est un jour presque pour rien, un jour dont on se souvient à peine. Un jour… Lequel ? On ne sait plus…

05 Juillet 05

A propos de…
A propos de tout et de rien, j’ai posé mes mains allongées sur mes cuisses plates juste sous mes hanches. Posture insolite – que je n’avais pas observée depuis longtemps – comme pour me défroisser et reprendre fermement appui sur le sol.

06 Juillet 05

Fouilles



J’ai trié des brouillons empilés, des journaux désossés, des carnets amputés, des tonnes de papier sujet passif de mes essais, de mes coups fourrés, de mes embardées, de mes échauffourées, de mes vanités, de mes mensonges et de mes vérités, comme des excuses terrées au fond d’une cave, qui n’osent pas sortir pour prendre l’air et déployer leurs poumons pour se faire entendre.
Strate par strate, j’ai exhumé des tranches d’années. Les années à spirales où je bafouillais sur des blocs jetables. Les années reliées où je m’essayais sur des carnets cartonnés. Les années bazars où j’écrivais au hasard sur des feuillets arrachés. Les années feutrées où je m’exerçais sur des cahiers décorés. Les années pressées où je me répandais sur du papier ligné.
Tant de pages et tant d’encre ! Tant de temps et tant d’écritures, de celles qui hésitent à celles qui s’affirment, de celles qui penchent dangereusement dans un sens ou dans un autre à celles qui posément reprennent leur équilibre sans oublier les incisives. Pas de rondeurs dans ces tracés. Des dents de scie, du pointu, de l’anguleux, du prêt à bondir.
Tant d’hésitation, tant d’étonnement, tant d’amusement et tant de fureur aussi à écrire puis à relire furtivement toutes ces lignes volées au temps qui, à l’envers, se déroulait.

07 Juillet 05

Fermé pour cause d’inventaire
Il arrive toujours un moment où l’on doit faire des bilans, ce qui est nettement plus rassurant que de faire « le » bilan qui conserve un je ne sais quoi de péremptoire et de définitif. Quelque chose d’inquiétant. Les bilans provisoires ont l’avantage, eux, de se renouveler. Et nous avec.

08 Juillet 05

Flânerie de circonstance
Avec plaisir et énergie, avec prédilection et euphorie, nous avons marché dans la ville, sans nous presser. La flânerie nous a pris et nous avons pu voir ce qui est caché. Quelques îlots de verdure qui masquent des cafés et des boutiques fermées, dans un silence de jardin à l’ancienne. Des fleurs écumantes qui bordent des allées et des vélos à l’arrêt qui prennent le temps de regarder. Des cascades de feuillage, des pans entiers de chlorophylle nous ont assaillis en cette fin de journée et le soir lentement tombait sous la lumière crue des néons mettant en valeur, à l’évidence, des mondes contrastés.

09 Juillet 05

Les chats mystiques
May pense que les chats sont des animaux mystiques. N’étant pas sûre d’entendre ce qu’elle voulait traduire, je lui ai demandé de définir le plus précisément possible le mot « mystique ». Qu’entendait-elle exactement ?
May dans sa syntaxe, parfois exotique n’a pas su donner un sens précis à ce terme. Peut-être les mots lui manquaient-ils ? Faire de l’approximation sur des notions si abstraites n’aboutit jamais à rien sinon à la confusion. Elle n’a pu traduire de manière satisfaisante et nuancée cet adjectif, que l’on peut d’ailleurs substantiver. Aux prises avec la barrière linguistique, May, à ce point de son discours, a préféré parler de ses intimes convictions : selon elle, les chats vivent sur plusieurs niveaux – difficile à percevoir pour les plus complexes et les plus élaborés d’entre eux – tout comme l’homme. La difficulté principale réside dans le repérage de ces différents états. Rien n’était vraiment clarifié et les chats gardaient leur aura de mystère comme le suggérait en filigrane l’étymologie.

10 Juillet 05

Nombre pair
Au défilé du 14 Juillet la foule a applaudi à la force déployée qui rend orgueilleux et sûr de soi, aux torses bombés et aux mâchoires serrées, au regard d’airain et au pas cadencé.
Cela n’avait pas l’air sérieux. Juste un défilé de parade étalé sur un terrain de jeux. La foule enfantine ou stupide semblait vouloir jouer avec tous les petits soldats qui, avec vaillance, obstination et endurance avançaient sous le soleil, imperturbables, roides et rougis.

14 Juillet 05

Entre
Entre
Dans la pénombre
Car
Des lotus aux hiatus
Le soleil cuit
Toutes les énergies
Zen décalé
Ou air halluciné
Tout en est affecté

Entre
Dans l’ombre
Car
Des jets d’eau au bitume
Le soleil sèche
Toutes les amertumes
Clarté glacée
Ou route liquéfiée
Tout en est mal mené

15 Juillet 05


Photos et vidéo de mhaleph

Le Temps

J’ai perdu une journée. 20 Avril 2005












photo de mhaleph

Amélioration

En relisant certains textes, on finit toujours par se rendre compte de tics de langage et d’écriture, hormis quelques audaces langagières et syntaxiques. Ils sont là, dans la phrase, comme autant d’équivoques à rectifier, comme autant d’épines meurtrières à supprimer. Il n’y a donc d’autre urgence que de relire, reformuler, reprendre. On finit alors par réaliser matériellement à quel point l’acte d’écrire, qui engendre le face à face avec soi-même et qui suscite un plaisir heureux mais aussi morose ou inachevé, est solitaire et ardu.
Tout dépend, le plus souvent, de ce qui ressurgit, de ce qui remonte à la surface. Tout dépend de ce qu’on arrive à écrire ou à ne pas écrire. Car il existe ce qu’on arrive à formuler et ce qui résiste à la mise en forme. En effet, parfois, des histoires entières résistent à la mise en mots, hésitent, attendent le moment propice. Il ne sert donc à rien de forcer le verbe, de vouloir lui faire dire à tout prix. Il vient toujours en son temps, naturellement, sans être brusqué. Plus vrai.

Toujours est-il qu'écrire vide littéralement.

Après avoir écrit pendant un certain temps, longtemps parfois, une légèreté particulière et inhabituelle m’anime et un apaisement salvateur m’enveloppe. Je me sens bien comme si je venais de faire une agréable promenade de santé et d’engranger du plaisir pour plusieurs jours. Je suis alors vide de tensions.
Autre possibilité, une énorme fatigue m’accable et je me sens affligée d’une fringale phénoménale. C’est bien de l’épuisement que je ressens, comme si j’avais traversé une grande ville ou une mégapole du Nord au Sud ou d’Ouest en Est, en pleine nuit par un froid sibérien ou par une chaleur torride.

Mais, quelles que soient les réactions a posteriori, ce n’est jamais un déplaisir de prendre le stylo et de se mettre au travail en sachant qu’on va encore éprouver ce mélange subtil de bonheur et de fatigue.

Mars 2005

Photo de mhaleph
 

Néolithique

Un jour de juillet, je me suis retrouvée presque par hasard sur un chantier de fouilles près de Thonon-les-Bains en Haute Savoie. Je séjournais dans la région et j’avais appris par le bouche à oreille que le site serait visible un soir par semaine en fin d’après-midi pour satisfaire la curiosité des néophytes, lesquels, pour certains d’entre eux, s’autorisaient à envahir les lieux avec sans gêne à n’importe quel moment de la journée, gênant ainsi le travail des archéologues.Pour l’essentiel, le site était une vaste nécropole datée de – 4000 à – 3000 avant J-C. Ni le terrain défoncé, ni les tombes ouvertes, ni celles à ouvrir et à fouiller n'étaient très impressionnants – encore des vestiges, se dit-on –, mais ce qui l’était en revanche, c’était de ressentir une proximité si lointaine avec ces hommes et ces femmes qui ressurgissaient alors qu’on avait oublié leur existence. Soudain, ils étaient là. Malgré le peu de sciences que l’on possède en ce domaine, on veut les voir, établir le contact, connaître leur histoire, savoir ce qu’ils ont à nous dire depuis le fond de leur âge. L’impatience nous guette, nous recherchons l’anecdote et nous en sommes finalement réduits à des hypothèses construites à partir de pas grand-chose. Ce texte ne sera pas savant et je ne rapporterai pas fidèlement tous les propos d’intérêt du spécialiste, car pour plus ample information il suffit de consulter dans « Le Monde » les archives du 27 juillet 04 qui titre : « Caveaux de famille au néolithique ». Je tente simplement d’écrire ce que j’ai vu et pensé au moment où je me trouvais sur les lieux, les pieds dans la poussière ocre sous le soleil encore cuisant malgré l’heure tardive.Un terrain de fouille bouleversé n’a rien de très attractif vu de loin. Mais, ensuite, c’est le détail, tous les détails qui font sa différence avec le champ voisin labouré dans lequel personne n’a jamais rien trouvé. Ici, un arc de pierres polies autour d’une tombe comme pour la protéger. De quoi ? On ne sait. Là, la sépulture de la femme aux neuf cents perles qui reposait dans son coffre de pierre – du schiste feuilleté – avec son nouveau né, près du carré des enfants. Plus loin le caveau d’un couple dont d’aucuns ont imaginé l’histoire en fonction de leurs fantasmes. Rituel : sacrifice de la femme suivant l’homme dans la mort. Tragique : des Roméo et Juliette du néolithique. Prosaïque : un empoisonnement aux champignons. On ne sait. Plus loin encore, une fosse à ciel ouvert, éventrée au pic et au levier par des pilleurs de tombes, dans laquelle rien ne fut trouvé, pas même un squelette. Là-bas, les emplacements des caveaux aux coffres de bois aujourd’hui disparus, mais dont on détermine l’emplacement grâce aux galets qui les calaient. Dans un chemin annexe, alignées par les soins des fouilleurs, les dalles de fermeture. Des corps enfin, ou ce qu’il en reste, repliés sur eux-mêmes, seuls ou accompagnés par deux, par trois, par quatre, par cinq, par six… Des ossements soigneusement rangés, parfois effondrés sous l’effet de l’entassement ou du prélèvement de quelque os mystérieusement disparu. Pour quel usage ? On ne sait. On suppose, seulement.J’ai regardé la campagne environnante, aujourd’hui un plateau érodé par les cultures, entouré de champs, de prairies et de petits bois, qui devait être – il y a si longtemps – un ensemble doucement vallonné. J’ai fait abstraction de ce qui m’entourait et j’ai commencé à déambuler mentalement. J’ai pensé aux objets trouvés dans les tombes. Peu de choses à vrai dire. Des perles, principalement de lignite, des fragments de poteries et un coquillage méditerranéen inclus dans une parure. Ce coquillage insolite et incongru aux pieds des montagnes permettait toutes les dérives. Je me demandais comment il avait pu arriver jusque là, aussi loin de la côte méditerranéenne, à une époque où l’on ne devait pas se déplacer au-delà d’un périmètre de plus de cinquante kilomètres au cours d’une vie. Mais de colportage en colportage, peut-être avait-il mis deux ou trois siècles avant d’échouer dans cette région comme le fit remarquer le spécialiste. J’avais ma réponse. Enfin, ce n’était encore qu’une hypothèse.Eux sont passés. A présent c’est nous qui passons, jour après jour. Je ne sais quel est le lien entre eux et nous sinon la place éphémère de chacun. Une poussière microscopique, à l’échelle de l’univers. A l’échelle de ce que nous pensons être aujourd’hui l’univers. Enigmatique.

Août 2004

Photos de mhaleph

lundi 5 novembre 2007

Marasme

Rien ne va plus, tout se détraque, insensiblement. Refaites vos jeux, messieurs et mesdames. Mais les dés sont pipés et la roulette en folie semble ne plus pouvoir s’arrêter. Un oubli par ci, une erreur par là. Rien de déterminant, ni de franchement catastrophique, mais des signes réitérés et infinis. De petites fractures imprévisibles. Rien ne les signale. Cependant elles surgissent indétectables, puisque ce n’est jamais que quelques heures après, voire le lendemain qu’elles apparaissent et que nous sentons alors notre impuissance nous écraser.
Il est trop tard, rien ne peut être rattrapé ou réparé. Il faut assumer jusqu’au bout sa défaillance. Pour la première fois on se dit, enfin, que ce ne sont plus quelques perturbations ponctuelles liées à une passagère fatigue, mais que la régularité imprévisible et cependant constante de ce phénomène est en relation avec le passage du temps, saisonnier, dont on ne prend pas la mesure, mais qui s’impose à nous, parce qu’un jour, puis un autre, nous nous retrouvons face à un problème récurrent et mal venu.
Que faire ? Ignorer pendant un certain temps, tout individu est tenté de le faire, ces dérapages infinitésimaux, pour les conjurer comme un mauvais sort qui aurait été jeté sur nos connections cérébrales.
Force est de constater, que de loin en loin mais avec une certaine régularité, de petits blancs s’installent, qui ont pignon sur cervelle, et ne nous lâchent plus.
Qu’en faire ? Plein de bonne volonté vous vous dites que certains d’entre eux, sinon tous, relèvent probablement de l’acte manqué et qu’il serait peut-être temps d’aller régler le problème sur le divan.
Vous finissez par vous rendre compte que décidément vous n’arrêtez pas de vous jouer des tours et que malgré les règles que vous aviez instaurées rien n’y fait. Vous vous riez sans arrêt de vous-même et vous vous retrouvez dans les situations les plus gênantes ou les plus ridicules pour votre ego.
Comment l’épargner ? Arrivé à ce point de constat, force est de se dire que le seul moyen à notre disposition pour éviter les problèmes est de noter au fur et à mesure sur un agenda - encore faut-il le consulter - tous les incontournables qui jalonnent notre vie et pas toujours à bon escient, il faut bien le préciser. C’est une solution bien banale mais qui peut faire efficacement ses preuves, à condition toutefois de s’éduquer et de traîner derrière soi son pense-bêtes, sans oublier de l’ouvrir régulièrement pour réactiver nos mémoires : celle d’avant, celle d’après et celle du jour.
Mémoires aléatoires qui veulent toujours avoir le fin mot de l’histoire - le dernier dit-on - en ne faisant apparaître à nos consciences endolories que ce qui pourrait nous faire vraiment plaisir. Nos mémoires périodiques, championnes de la sélection, pratiquent l’art de la coupe rase à notre insu et voudraient nous gouverner si nous ne mettions pas en pratique quelques subterfuges, pour détourner leurs in-tensions mal séantes à notre endroit.
Pourquoi en fait nous attarder sur ce problème qui somme toute n’a rien d’urgent, sinon qu’il nous astreint à une vigilance accrue vis à vis de nous-mêmes ? Rien de capital donc, puisqu’il ne traite pas d’un grave problème de société qui pourrait honorablement élever le débat de notre conscience. Pourquoi ? Tout simplement ou sans doute plutôt ou peut-être parce que : un jour où l’autre nous sommes confrontés à ces galeries effondrées de la mémoire qu’il faut sans cesse avec courage, confiance et constance étayer et consolider. Parce que rien n’est jamais acquis et que tout peut se perdre. Parce qu’un jour notre pensée s’y est arrêtée.

Décembre 2003


Photo de mhaleph

Séisme

L’écriture, c’est le moment où la terre se fend sous les pieds et où l’on perd l’équilibre. Perte d’un centre pour en retrouver un autre, inconnu, dont on ne connaît pas les règles, s’il y en a. On ouvre des portes ouvertes constamment verrouillées de l’intérieur. On investit des territoires inhabités peuplés de foules. On s’épanouit dans le paradoxe, on s’acoquine avec l’oxymore. On s’écrit alors, à ce point d’intersection entre la vie et la mort, cette figure du désir qui toujours commande de vivre, cette fissure entre les mots et le silence, lieu où le verbe existe vraiment, ou tente d’être. C’est l’inverse de la parole centrifuge qui s’écroule sur elle-même à force d’être trop bavarde et de n’écouter que son propre discours « in-signifiant » car rien n’est vrai ou presque dans ce qu’elle dit, sinon qu’elle voudrait combler l’oubli, la perte, l’incertitude, le vide. Ce creux, cette faille, c’est un point névralgique, l’endroit et le moment où la pensée naît et prend forme, où elle se met en mots en les cherchant avec justesse et non en les débitant comme autant de balles perdues.
A vrai dire, c’est surtout l’envie de travailler les mots, de déplacer les propos, de faire glisser les champs de perception : de voir avec les oreilles, d’entendre avec les yeux, de goûter avec les doigts, de toucher avec le nez, de sentir avec la langue qui pousserait parfois à écrire. Ce ne serait jamais que le désir de déplacer des territoires. Les perceptions brouillées par les glissements de sens ouvriraient en partie d’autres mondes.
Ce qui importerait, serait la résonance que les événements petits ou grands, personnels ou collectifs et universels pourraient avoir sur l’écriture. Cet écho traverserait donc les textes et les images. Regard relatif. Ressenti relatif. Transparence relative. Complexités obligent.Un texte qui s’écrit reste personnel malgré ses artifices, malgré les contraintes littéraires qu'un auteur singulier peut s’imposer. Car, même s'il recherchait « l’objectivité » absolue, il n’est pas certain de l'atteindre. Aussi honnête soit-on dans cette intention, il est peu probable d’y arriver « en toute objectivité ». De fait, « notre » réalité objective sera sans cesse traversée par ce qui nous singularise, par notre histoire parasitaire. On modalise malgré soi, même si l’on veut s’absenter derrière les mots. Disparaître de la langue ou dans la langue, devenir invisible semble vain.Se cacher dans la langue reste un exercice difficile et sans doute quasi illusoire même si le gommage de soi est souvent tenté. Il arrive un moment, où « je » réapparaît. Les mots tracés sont prisonniers dans la plus grande liberté. L’absence de soi dans l’acte d’écrire c’est la folie des limites qui nous excluent de nous-mêmes. Il semblerait qu’on s’écrive, en pointillés, même dans la neutralité.De la même manière, lire ou relire un auteur c’est le lire en fonction d’une réceptivité propre. Ce n’est en aucun cas une lecture unique, mais plutôt une lecture par strates. Ce sont finalement des lectures stratifiées par réitération, des lectures qui prennent de l’épaisseur, du volume, de la densité, du corps. La réception de l’écrit reste évolutive et multiple. C’est son intérêt. Elle est toujours ouverte.


Mai 2003

Photo de mhaleph

Il en reste sept

En revenant du travail, j’ai eu envie de me faire plaisir et de m’offrir une petite écharpe de cachemire et des biscuits travaillés à l’ancienne, macarons et sablés. Je l’ai fait. Avec satisfaction et gourmandise.

Après ces achats, je me suis dirigée vers la station de métro la plus proche pour rentrer chez moi dans la perspective alléchante d’un repos bien mérité. D’un pas alerte, la main plongée dans le sac en papier brut qui contenait les biscuits, je descendais les marches et m’engouffrais dans l’univers des souterrains. Je songeais en désordre dans cette demi-torpeur accablante de l’esprit à ce que j’allais bientôt réaliser. Enfoncer ma main dans la douce pelisse aux odeurs de chaton fiévreux tout doux tout mou, poursuivre la lecture de la veille, reprendre le texte auquel j’avais pensé toute la journée, retoucher une page du site, mettre un fond de musique, parler de ma journée et de ce que j’avais prévu pour plus tard, m’étirer douloureusement, masser mes articulations mentales, retaper le lit affolé ce matin par un réveil intempestif ravageur de paupières lacérant les rêves en cours, prendre un bain après avoir bu un café léger et dégusté un de ces biscuits « d’antan » au goût d’amande, de vanille et de fleur d’oranger que je sentais poindre sur ma langue au moment où je le mordais.
J’en étais là de ma dégustation et de mes pensées flottantes, un demi-sourire brillant dans mes yeux lorsque j’aperçus au fond du boyau que je traversais, la silhouette accroupie, ou plutôt à genoux fesses sur les mollets, d’une femme que je devais croiser souvent avec son carton disant : « J’ai faim » et son gobelet de plastique toujours trop vide de monnaie. J’avançais d’un pas régulier mastiquant la dernière bouchée que je venais sauvagement d’arracher au biscuit subtilisé au sac de papier. Je mange et je mastique en avançant vers elle tout en sachant que dans quelques instants je vais me retrouver devant J’ai Faim maladroitement écrit au feutre noir sur un bout de carton ondulé tendu aux bords de ses doigts mendiants. Je ne peux pas faire ça. C’est de la folie. Une forme de provocation. Je me régale et elle crève de faim et d’inanition dans le sous-sol parisien qui ne lui épargnera rien et ne lui fera pas de cadeau sauf celui que je suis allée chercher au fond de ce sac de papier rustique et que je lui tends brusquement sans réfléchir, mue par une impulsion subite : c’est un macaron parfumé objet de tous les désirs gourmands si dérisoire pour combler la vraie faim, ô combien déplacé dans cet univers de passage où rien jamais ne paraît savoureux, pas même les friandises encellophanées vendues sous contrôles automatiques dans le hall des stations.
Au fur et à mesure que j’avançais vers elle ma main devançait ma pensée et la guidait sans doute en plongeant de nouveau dans le sac. Dans ma tête se bousculaient mises en scène de la misère, trucage, comédie bien rôdée, soumission et fatalismes abscons et abrutis, détresse profonde, regard lourd d’ennui ou de friponnerie, malaise, tristesse, exploitation, nouvelles miséreuses qui peuplent et sillonnent les gouffres de la capitale « la plus belle du monde ». Happy end ! Et ma main est sortie du sac en papier pour lui tendre sans un mot de trop ce biscuit du temps jadis tenez Mademoiselle juste et précis en me disant que si elle avait vraiment faim c’était maintenant, sur le champ, plus radicalement utile que les 50 cents que je n’avais pas dépensés, que je n’aurais sans doute pas déposés dans le gobelet de plastique.
Yeux baissés-levés, noirs-graves, miséricordieux-haineux, joueurs-humbles, elle a tendu la main pour recueillir pesamment cette manne providentielle, peut-être, tombée de la foule compacte, indifférente et murée, vous frôlant, vous râlant, vous raclant, vous rayant, vous crachant, muette de gestes de paix, bruyante de paroles butées, odorante de sons étouffés, chatoyante de couleurs passées. Ce présent de rien.
D’où venait-elle ? Du centre lointain de l’Europe ? De ces pays si limitrophes qu’on ne sait jamais d’où ils sont ? Appartenait-elle à ces hordes de femmes et d’enfants poussées brutalement comme des bêtes pour l’abattoir par des hommes sanguinaires et stratégiquement placées par eux aux points clefs des tentacules métropolitaines ? Vêtues de chiffons noirs usés par les frottements du sol ou la répétition des coups, harassées d’enfants criards, pleurards à la demande, elles hantent les rues, les couloirs, le métro et les gares pour une bouchée de pain dont elles ne connaissent pas le goût.

J’ai passé mon chemin. Je suis revenue au monde. Le sien et le mien. Mais pourtant pas le nôtre. Enveloppée de lassitude j’ai longé les rues et les faces des hommes, des femmes, des enfants qui marchaient dans le même sens que moi ou qui me croisaient. J’ai cherché un stylo dans ma poche et un carnet sur mon cœur intérieur pour écrire à vif rapide ce croisement de vies fugitives. Rien n’est dit et j’ai dit tout ce que j’ai senti-pesé. Tout est dit sans rien dire. Il en reste sept…

Mercredi 21 mai 03


Photo de mhaleph

Suie




Vont-ils surgir ?
Derrière chaque pan de mur, à chaque porte béante, dans ces rues pavées et sinistres, où la promenade, déambulation circulaire, ressemble à un départ et un retour. Anéantissement, incommensurable, comme si la vie, brusquement, n’avait plus de sens.
Ample et profonde, perspective de liberté, à perte de vue, la plaine s’étend. Ne pas pouvoir sortir, se savoir condamné. Hurler. Juste quelques mots, pour ne pas oublier, la liberté.





Buchenwald 94

Dessin de mhaleph

Vestiges



Poignard, poignant, les mots ne vont pas ensemble. Lesquels employer ?
Poignant, le silence qui règne. Banal.
Poignantes, les ruines renversées - conservées sur lesquelles des traces du feu, comme vivantes, s’attardent ; dans lesquelles s’éparpillent, rouillés, les vestiges d’un quotidien éparpillé : machines à coudre, chaudrons, cuisinières, batteries de cuisine dépareillées, instruments de travail divers.
Qu’a- t- on fait de l’histoire?





Oradour 94

Photo de mhaleph

Anachronique

J’ai frappé à la porte d’une maison, tenant à la fois de l’étable et de la grange, se situant à l’orée de la forêt prochaine.
Une jeune fille, très rustiquement vêtue, a ouvert précautionneusement le battant de bois brut, ravagé et buriné par les intempéries : le froid, le gel, le vent, la pluie, le soleil, la sècheresse, les écarts brusques de température.
Avec une méfiance toute montagnarde et toute paysanne, elle l’a prestement refermé, le temps d’aller chercher le pot de miel que je lui avais demandé, comme la pancarte bancale clouée au bord d’un champ me l’avait suggéré . . .
Peur ancestrale de l’ours, du loup, de l’autre et de l’étranger . . .

Goust 93


Photo de mhaleph

Résurgences

Je me souviens d’un jour ensoleillé de mon enfance et du bruit des clochettes au cou des brebis d’un troupeau qui descendait de la montagne. Je cours vers la fenêtre qui donne sur la rue. Elle est ouverte, il fait beau, des rideaux de dentelle volent. Je grimpe sur une chaise et je vois le berger et son troupeau. Les agneaux, si minuscules, m’amusent, surtout. Pourquoi le troupeau n’est-il pas au pâturage et pourquoi traverse-t-il ainsi le village ? C’est la transhumance. Les bêtes descendent lentement la rue, accompagnées par les chiens, qui vont et viennent, et par les rustiques montagnards, qui lancent des cris rauques se mêlant aux aboiements. J’ai repensé à cette scène en voyant des troupeaux qui paissaient sur de minuscules herbages aux alentours du village, dans cette étroite vallée. C’est le son de leurs clochettes qui a réveillé en moi ce souvenir fragile et encore si vivant, comme toutes les images lointaines, enfouies dans la mémoire.

Vallée d’Ossau 93