lundi 5 novembre 2007

Il en reste sept

En revenant du travail, j’ai eu envie de me faire plaisir et de m’offrir une petite écharpe de cachemire et des biscuits travaillés à l’ancienne, macarons et sablés. Je l’ai fait. Avec satisfaction et gourmandise.

Après ces achats, je me suis dirigée vers la station de métro la plus proche pour rentrer chez moi dans la perspective alléchante d’un repos bien mérité. D’un pas alerte, la main plongée dans le sac en papier brut qui contenait les biscuits, je descendais les marches et m’engouffrais dans l’univers des souterrains. Je songeais en désordre dans cette demi-torpeur accablante de l’esprit à ce que j’allais bientôt réaliser. Enfoncer ma main dans la douce pelisse aux odeurs de chaton fiévreux tout doux tout mou, poursuivre la lecture de la veille, reprendre le texte auquel j’avais pensé toute la journée, retoucher une page du site, mettre un fond de musique, parler de ma journée et de ce que j’avais prévu pour plus tard, m’étirer douloureusement, masser mes articulations mentales, retaper le lit affolé ce matin par un réveil intempestif ravageur de paupières lacérant les rêves en cours, prendre un bain après avoir bu un café léger et dégusté un de ces biscuits « d’antan » au goût d’amande, de vanille et de fleur d’oranger que je sentais poindre sur ma langue au moment où je le mordais.
J’en étais là de ma dégustation et de mes pensées flottantes, un demi-sourire brillant dans mes yeux lorsque j’aperçus au fond du boyau que je traversais, la silhouette accroupie, ou plutôt à genoux fesses sur les mollets, d’une femme que je devais croiser souvent avec son carton disant : « J’ai faim » et son gobelet de plastique toujours trop vide de monnaie. J’avançais d’un pas régulier mastiquant la dernière bouchée que je venais sauvagement d’arracher au biscuit subtilisé au sac de papier. Je mange et je mastique en avançant vers elle tout en sachant que dans quelques instants je vais me retrouver devant J’ai Faim maladroitement écrit au feutre noir sur un bout de carton ondulé tendu aux bords de ses doigts mendiants. Je ne peux pas faire ça. C’est de la folie. Une forme de provocation. Je me régale et elle crève de faim et d’inanition dans le sous-sol parisien qui ne lui épargnera rien et ne lui fera pas de cadeau sauf celui que je suis allée chercher au fond de ce sac de papier rustique et que je lui tends brusquement sans réfléchir, mue par une impulsion subite : c’est un macaron parfumé objet de tous les désirs gourmands si dérisoire pour combler la vraie faim, ô combien déplacé dans cet univers de passage où rien jamais ne paraît savoureux, pas même les friandises encellophanées vendues sous contrôles automatiques dans le hall des stations.
Au fur et à mesure que j’avançais vers elle ma main devançait ma pensée et la guidait sans doute en plongeant de nouveau dans le sac. Dans ma tête se bousculaient mises en scène de la misère, trucage, comédie bien rôdée, soumission et fatalismes abscons et abrutis, détresse profonde, regard lourd d’ennui ou de friponnerie, malaise, tristesse, exploitation, nouvelles miséreuses qui peuplent et sillonnent les gouffres de la capitale « la plus belle du monde ». Happy end ! Et ma main est sortie du sac en papier pour lui tendre sans un mot de trop ce biscuit du temps jadis tenez Mademoiselle juste et précis en me disant que si elle avait vraiment faim c’était maintenant, sur le champ, plus radicalement utile que les 50 cents que je n’avais pas dépensés, que je n’aurais sans doute pas déposés dans le gobelet de plastique.
Yeux baissés-levés, noirs-graves, miséricordieux-haineux, joueurs-humbles, elle a tendu la main pour recueillir pesamment cette manne providentielle, peut-être, tombée de la foule compacte, indifférente et murée, vous frôlant, vous râlant, vous raclant, vous rayant, vous crachant, muette de gestes de paix, bruyante de paroles butées, odorante de sons étouffés, chatoyante de couleurs passées. Ce présent de rien.
D’où venait-elle ? Du centre lointain de l’Europe ? De ces pays si limitrophes qu’on ne sait jamais d’où ils sont ? Appartenait-elle à ces hordes de femmes et d’enfants poussées brutalement comme des bêtes pour l’abattoir par des hommes sanguinaires et stratégiquement placées par eux aux points clefs des tentacules métropolitaines ? Vêtues de chiffons noirs usés par les frottements du sol ou la répétition des coups, harassées d’enfants criards, pleurards à la demande, elles hantent les rues, les couloirs, le métro et les gares pour une bouchée de pain dont elles ne connaissent pas le goût.

J’ai passé mon chemin. Je suis revenue au monde. Le sien et le mien. Mais pourtant pas le nôtre. Enveloppée de lassitude j’ai longé les rues et les faces des hommes, des femmes, des enfants qui marchaient dans le même sens que moi ou qui me croisaient. J’ai cherché un stylo dans ma poche et un carnet sur mon cœur intérieur pour écrire à vif rapide ce croisement de vies fugitives. Rien n’est dit et j’ai dit tout ce que j’ai senti-pesé. Tout est dit sans rien dire. Il en reste sept…

Mercredi 21 mai 03


Photo de mhaleph

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