mardi 6 novembre 2007

Quand l'enfance revient

A l’issue de plusieurs heures de dur labeur, la mère sous oxygène finit enfin par expulser l’enfant avec l’aide du bon docteur de service qui joua habilement des forceps, à moins que ce ne soit de la ventouse, pour hâter les événements et extraire la rétive qu’elle semblait être déjà, de la matrice originelle. Cette scène capitale des origines eut lieu aux alentours de vingt-deux heures un jour de février dans les toutes premières années de la guerre froide.
Après cette nuit éprouvante au cours de laquelle la mère horrifiée décida de ne plus enfanter, l’enfant profita sans vergogne, gavée au lait Guigoz, lavée dans un tub en zinc, saupoudrée au talc La Doucine et promenée dans un landau bleu marine et blanc à ressorts, s’il vous plaît, du plus grand chic.

Mais vint le jour où l’enfant éprouva sa bipédie dans les jardins à l’anglaise de la ville. Mal lui en prit, car ses jambes rebelles la portèrent certes mais comme celles d’une naine encombrée par son corps maladroit. Ses jambes torses laissaient dubitatifs ses plus fervents admirateurs, ceux qui ne tarissaient pas d’éloges sur ses progrès ambulatoires et linguistiques.
En désespoir de cause, les parents plus inquiets que charmés consultèrent « un grand spécialiste » qui, le cas – en l’occurrence la narratrice – examiné, n’y alla pas par quatre chemins et préconisa l’usage de la scie, du bistouri et des attelles. Scier, remettre bout à bout, compresser fortement pour obtenir des jambes droites comme des i.

Les parents terrorisés par tant de barbarie chirurgicale décidèrent en dernier recours de s’en remettre à leur médecin généraliste – dit : « de famille » – qui recommanda des bains quotidiens d’eau salée pour les jambes courbes de la fillette.
C’est ainsi qu’elle fut sauvée de l’infirmité probable et que tout le monde voulut croire au miracle de l’eau salée. Personne ne sut jamais qui fut vraiment le thaumaturge dans cette histoire, mais depuis lors, ses jambes ne firent jamais se retourner le moindre quidam.

A la suite de cet épisode traumatique, les parents eurent besoin d’air et d’espace et décidèrent donc après force réflexion de délaisser la ville qui les avait vus naître et grandir pour ce qui était alors la campagne. Une contrée de chemins de terre et de fossés profonds. Un territoire de prés, de vergers, de fleurs échevelées et de ruisselets. Un pays de moutons, de chèvres, d’ânes et de mulets. Un village, aux portes de la ville, où le laitier passait en carriole à cheval.

C’est ainsi qu’elle se retrouva à la tête d’un capital d’air et de nature sans pareil. C’est là qu’elle quitta le pot pour les toilettes, là qu’elle s’entraîna à monter et à descendre des escaliers, là qu’elle donna ses premiers tours de pédales en danseuse sur un vélo d’adulte avant d’en avoir un à sa taille, là qu’elle se balança passionnément sous le portique noir, là qu’elle grimpa aux arbres et construisit des cabanes, là qu’elle joua aux cow-boys et aux indiens, là qu’elle inventa des histoires extraordinaires, là qu’elle fit nombre de ses expériences et de ses découvertes, là que se créèrent et s’abolirent ses points d’ancrage, de repère et de rupture, là enfin qu’elle maîtrisa la lecture, l’écriture et le calcul.

Un endroit – aujourd’hui défunt – pour rebondir et mieux (re)partir.
Juillet 2006

Photo de mhaleph

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